Premier entretien de Georges Ibrahim Abdallah
Georges Ibrahim Abdallah était un militant de la cause palestinienne, trahi par son avocat Jacques Vergès et un confrère qui travaillait pour les services de renseignement, qui aura purgé la peine la plus longue de l'histoire contemporaine française, pour avoir assassiné deux espions du Mossad et de la CIA à Paris.
Sa libération en a fait un héros au Liban, où il réside désormais. Cet entretien nous apparaît particulièrement intéressant en ce qu'il montre la doctrine des militants palestiniens actuels, très loin des faux semblants d'un débat français sclérosé sur ces questions par la judiciarisation.
Un élément nous a semblé particulièrement remarquable: pour lui, le 7 octobre 2024 est une grande réussite, et Israël est une entité morte.
La transparence de l'énoncé, assumé, doit amener chacun à réfléchir aux enjeux historiques auxquels nous sommes aujourd'hui confrontés.
« Aucun Paradis sans Gaza » : une interview exclusive de Palestine Chronicle avec le révolutionnaire libanais Georges Abdallah
Par Samaa Abu Sharar
Prisonnier politique légendaire, récemment libéré après 41 ans d’incarcération en France, Georges Abdallah propose un manifeste révolutionnaire où il expose ses positions immuables sur la Palestine, la résistance, la libération et l’avenir du monde arabe.
Notre rendez-vous avec le légendaire Georges Abdallah était fixé à 16 heures un mercredi après-midi. Nous avons quitté Beyrouth vers 11 h 30 pour arriver à l’heure à son domicile de Koubeiyat, dans le nord du pays. À Tripoli, Dalal Shahrour et Nazira El Hajj, deux militantes des camps de réfugiés palestiniens de Beddawi et Nahr el-Bared, nous ont rejoint, aussi impatientes que nous de rencontrer l’un de nos derniers héros.
Nous sommes arrivés à 15 h 30 et avons été accueillis par la nièce d’Abdallah, son frère Robert et sa sœur. Nous les avons rejoints sur le balcon de leur chaleureuse maison familiale, où l’on nous a offert une boisson fraîche et des sucreries, coutume arabe pour les occasions joyeuses. Nous avons félicité la famille pour la libération d’Abdallah et demandé combien de temps nous aurions pour l’entretien. Robert nous a dit qu’une demi-heure était prévue, et nous avons tenté d’en négocier davantage.
Un peu plus tard, nous avons pu entrer dans la maison où Georges était assis. Il s’est levé pour nous saluer chaleureusement, comme si nous nous connaissions depuis des années. Sa présence était si puissante avant même qu’il ne prononce un mot. Nous nous sommes présentés brièvement, ainsi que Palestine Chronicle, puis lui avons offert un exemplaire d’un ouvrage d’un autre révolutionnaire avant de passer à nos innombrables questions.
Au cours de notre entretien d’une heure, nous avons abordé la vie de Georges en prison et après sa libération, puis les questions de la Palestine, du Liban, de l’avenir du sionisme incarné par l’entité israélienne, de la crise du projet national palestinien, du rapport entre socialisme et résistance islamique, et plus encore. La volonté de fer et les principes inébranlables de Georges demeurent intacts dans chacune de ses respirations et de ses paroles. Il est convaincu que la résistance en Palestine et au Liban est la réponse à l’occupation israélienne en cours et qu’Israël, incarnation du projet impérialiste occidental, est entré dans le dernier chapitre de son existence.
« Prison ne change pas les combattants »
Palestine Chronicle : Nous connaissons tous Georges Abdallah comme un activiste international ayant consacré sa vie à des causes justes, notamment la cause palestinienne et la lutte contre le colonialisme sous toutes ses formes. Comment vous présenteriez-vous vous-même ?
Georges Abdallah : (Je suis) un combattant parmi nos combattants arabes, un combattant de la révolution palestinienne et un combattant de la résistance libanaise contre l’oppression impérialiste et sioniste. Notre activisme découle de notre conviction que l’entité sioniste est une extension organique de l’impérialisme occidental. Nous estimons que cette entité est désormais au dernier chapitre de son existence et qu’elle déchaînera toutes ses réserves barbares et meurtrières contre notre peuple. Les masses de notre peuple doivent se préparer à cette étape, en gardant à l’esprit qu’elles prévaudront sur cette entité.
Ce que vous dites correspond exactement à la manière dont beaucoup vous perçoivent : une icône de la résistance qui incarne la boussole juste de notre grand combat. Il n’y a donc aucune différence entre la façon dont Georges Abdallah se voit et la façon dont on le voit.
Notre peuple a une grande confiance dans la résistance palestinienne ; toute expression de résistance y est très estimée. Notre peuple est prêt à fournir un grand soutien et à faciliter la lutte. Ce qui se passe aujourd’hui à Gaza et en Cisjordanie en est la confirmation. En tant que simple combattant dans les rangs de la résistance, je constate, historiquement, que notre peuple est inébranlable. Il y a des failles, comme c’est toujours le cas dans les révolutions, mais cela ne nous arrête pas. Les masses à Gaza embrassent leurs enfants émaciés, continuent de résister et refusent de brandir le drapeau blanc. Nous pouvons donc dire que la résistance est en excellente forme malgré tous les problèmes subjectifs et objectifs.
Palestine Chronicle : La prison vous a-t-elle changé ?
Georges Abdallah : La prison ne change pas les combattants. En réalité, la prison aide à forger des positions saines si la solidarité requise des forces de résistance est présente, et c’est ce qui m’est arrivé.
Palestine Chronicle : Cela signifie que Georges Abdallah, emprisonné il y a 41 ans, est sorti de prison le même homme ?
Georges Abdallah : Un combattant plus âgé, avec plus d’expérience et plus de volonté de donner.
Palestine Chronicle : Comment avez-vous vécu le temps en prison ?
Georges Abdallah : En fait, le temps en prison pour les combattants et les activistes est un cadre dans lequel les priorités de la vie se réorganisent. Si l’activiste bénéficie de solidarité — autrement dit, s’il a un groupe de personnes qui traduisent quotidiennement la solidarité dans la lutte de notre nation — alors l’activiste emprisonné est simplement un combattant faisant ce qu’il doit sous des circonstances exceptionnelles.
Le temps devient alors restreint, car il n’en a pas assez pour faire tout ce qu’il juge nécessaire pour soutenir la lutte, que ce soit en matière de lecture, d’interventions ou autres. Cela s’est appliqué à moi.
Palestine Chronicle : Donc, le temps vous a manqué en prison ?
Georges Abdallah : Le temps n’était pas suffisant pour accomplir ce qu’exigent les combattants et les activistes. J’ai fait tout ce que j’ai pu avec mes modestes capacités.
Palestine Chronicle : Vous avez déclaré dans votre interview à Al Mayadeen que votre journée en prison était très organisée et que vous suiviez un emploi du temps quotidien impliquant beaucoup de lectures du courrier reçu. À qui écriviez-vous ?
Georges Abdallah : Aux combattants et activistes encore emprisonnés ou libres, à ma famille et à mes amis. C’est normal, grâce aux facilités obtenues par la lutte des masses de tel ou tel pays. Dans les prisons françaises, un téléphone était mis à disposition pour appeler toute personne dont on communiquait le numéro aux autorités compétentes. On pouvait donc joindre qui l’on voulait.
Des livres étaient fournis par des camarades, offrant ample occasion de lectures et autres activités. Pourtant, il faut beaucoup de temps pour tout lire et participer au débat permanent sur ces questions.
Palestine Chronicle : Faisiez-vous beaucoup d’appels téléphoniques ?
Georges Abdallah : J’ai fait ce que je devais faire.
Palestine Chronicle : Était-ce plus avec des amis ou des membres de la famille ?
Georges Abdallah : La famille faisait naturellement partie du cercle de communication. Il y a une continuité, pour ainsi dire, qui s’étend du foyer à l’arène de la lutte. Les préoccupations pour la patrie font partie intégrante de ma vie, donc la communication restait constante via la famille, les amis, les proches et toutes les autres expressions de la lutte présentes chez nous et à l’étranger. Je ne me suis jamais senti aliéné à cet égard.
Palestine Chronicle : Avez-vous subi des violations psychologiques ou physiques en prison ?
Georges Abdallah : J’ai subi tout ce que subissent les combattants et activistes. Je peux dire que ces procédures n’ont pas constitué un problème pour moi. Sur le plan personnel, je n’ai pas ressenti de pression particulière, et objectivement, j’avais de nombreuses ressources fournies par mes innombrables camarades.
Il y avait de nombreux camarades qui se relayaient pour venir me voir en prison. Je n’ai donc jamais éprouvé le sentiment d’isolement. Le mouvement de solidarité fait partie de la lutte quotidienne ; il n’y avait donc pas d’angoisse personnelle à cet égard. Seule demeurait la lutte contre le temps. Je voulais mettre tout ce temps à profit pour approfondir mes lectures et mes interventions, mais il y a des limites liées aux priorités de la vie.
Palestine Chronicle : Qu’est-ce qui vous a le plus manqué en prison, à part la liberté, bien sûr ?
Georges Abdallah : En réalité, tout m’a manqué, dans tous les aspects et toutes les expressions de la vie.
Palestine Chronicle : Comme ?
Georges Abdallah : Tout. Il n’est pas aisé de dire ce qui m’a le plus manqué : la famille, les êtres chers, les étoiles, les arbres, les animaux. On manque les camarades, les discussions qu’on avait ; il n’y a pas de priorité précise.
Palestine Chronicle : Si vous pouviez revenir en arrière, feriez-vous quelque chose de différent dans votre lutte ?
Georges Abdallah : Je ne suis pas en train de faire une autocritique de ma lutte. Tout au long de mon combat, j’ai agi comme je le jugeais approprié. Bien sûr, comme pour chacun, il y a eu des succès et des échecs, et il est toujours possible d’améliorer tel ou tel aspect.
Néanmoins, dans l’ensemble, je suis satisfait de mon parcours. Malgré sa modestie, il est acceptable comme celui de tout autre combattant ou activiste de notre peuple, dans le cadre de la base populaire disponible.
« La résistance est en excellente forme »
Palestine Chronicle : Parlons de la Palestine et du Liban. Vous avez dit à plusieurs reprises que la solidarité envers Georges Abdallah valait celle envers la Palestine, ou en faisait partie.
Georges Abdallah : La solidarité envers Georges Abdallah n’a de sens que dans le cadre de la lutte contre la guerre de génocide à Gaza. Cela s’inscrit dans la même voie de lutte et ne peut être parallèle ou hors de ce cadre. C’était très efficace ainsi.
Palestine Chronicle : Selon vous, sans l’opération « Al Aqsa Flood », seriez-vous parmi nous aujourd’hui ?
Georges Abdallah : « Al Aqsa Flood » est une opération très importante. Toutefois, mon cas ne relève pas de ce contexte sans entrer dans les détails de l’opération. Elle est excellente quant à son timing et son efficacité. Bien qu’il y ait peut-être quelques failles, nous ne sommes pas là pour nous flageller ; nous sommes là pour en évaluer les résultats.
Cette opération est intervenue à un moment opportun, a fait avancer la lutte et imposé de nouvelles responsabilités à ceux qui l’ont menée et vécue. J’espère que les camarades de la révolution palestinienne réussiront à examiner le programme national palestinien. Nous savons qu’il existe un impasse historique face à ce programme.
L’opération « Al Aqsa Flood » peut aider à clarifier certains aspects et corriger des déviations. Mais sans résoudre la crise du projet national palestinien, nous resterons bloqués et en paierons un lourd tribut. Toutes les forces actives dans l’arène palestinienne doivent s’atteler à surmonter cette crise, car c’en est une, et non simplement un problème d’unité nationale. Elle est plus profonde, et il incombe à tous de faire ce qu’ils doivent pour mériter leur place dans le mouvement de libération nationale palestinien.
Palestine Chronicle : Quelle est cette crise ?
Georges Abdallah : La crise touche tous les aspects du projet national palestinien. Israël est une extension organique de l’impérialisme occidental ; ce n’est pas une colonie ou un simple peuplement. Confronter cet impérialisme implique de confronter la crise du système impérialiste dans sa forme capitaliste. Ceux qui s’opposent à cette extension organique doivent se tenir sur un terrain hostile au capitalisme.
Ainsi, la direction de la bourgeoisie palestinienne — sous ses différentes formes (islamiste, nationaliste, semi-nationaliste, orientée-État, etc.) — est en difficulté. Quant à la gauche palestinienne, elle se trouve dans une situation embarrassante, n’ayant pas su construire jusqu’à présent une unité nationale capable de faire face à cette extension organique ni affirmer l’unité nationale. Ce sont de grandes responsabilités qui pèsent sur tous.
Pourtant, la résistance est en excellente forme. Les masses de notre peuple continuent de confronter l’ennemi sioniste avec une grande efficacité, même si les enfants de Gaza sont émaciés et meurent de faim. Gaza ne brandit pas le drapeau blanc, et c’est très important. Quant à la suite, c’est aux dirigeants palestiniens de choisir la marche à suivre.
Palestine Chronicle : Mais nous aimerions connaître votre avis !
Georges Abdallah : Tous s’en inquiètent, mais les véritables leaders de la révolution palestinienne savent mieux que quiconque, et ils doivent répondre à plusieurs questions : la crise du projet national, la crise d’Oslo, la crise de l’Autorité palestinienne, la division Fatah-Hamas, la dispersion des forces palestiniennes, le déclin d’organisations entières réduites à un nom vide de substance, la crise de Fatah, « mère de la révolution ». Où en est Fatah aujourd’hui ? Que fait-elle ? La crise est complexe et multiforme.
Le peuple palestinien a les capacités intellectuelles, organisationnelles et militaires pour affronter cette crise, mais beaucoup reste à faire à tous les niveaux. Il n’est pas acceptable que 60 000 combattants à plein temps de l’Autorité palestinienne n’aient pour mission que la coordination sécuritaire avec Israël, tandis que le véritable front de lutte est pourchassé et livré à l’ennemi. Quand on évoque l’unité nationale, de quelle unité parle-t-on ? Celle qui oppose 60 000 combattants contre les Fedayin et ceux qui préfèrent voir leurs enfants mourir de faim tout en brandissant le drapeau ? Nous connaissons les dangers d’une guerre civile, mais le dilemme du projet national demeure.
Les dirigeants des organisations palestiniennes ont abouti à un accord lors de la conférence de Pékin, mais quel en fut le résultat ? L’assassinat d’Ismaïl Haniyeh. Pourquoi l’assassiner ? Parce qu’il faisait partie de l’aile appelant à l’unité. L’Autorité palestinienne n’a pas souhaité cette unité. Telle est la crise du projet national. Les responsables sont en Palestine comme à l’extérieur, les combattants de Gaza et de Cisjordanie, et même ceux de l’Autorité et des prisons israéliennes. C’est une crise majeure, mais je suis certain que les militants actifs de la société palestinienne sauront la surmonter.
« Aucun Paradis sans Gaza »
Palestine Chronicle : Vous avez évoqué brièvement l’opération « Al Aqsa Flood ». Vous a-t-elle surpris à son annonce ?
Georges Abdallah : « Al Aqsa Flood » a surpris tout le monde, et c’est déjà un sujet de crise du projet national. Cela n’enlève rien à sa valeur : elle a marqué un tournant dans l’histoire du conflit contre Israël, tout en imposant d’énormes responsabilités. L’ennemi sait qu’il vit son dernier chapitre ; ce n’est pas une simple déroute militaire. Cette opération est la première étape pour fixer les priorités de ce dernier acte.
Chacun doit assumer cette responsabilité, en particulier ceux qui déterminent les priorités de la lutte en Palestine et ailleurs. La rue arabe porte aussi sa part de responsabilité : pourquoi cet abandon ? Les dirigeants palestiniens ne l’ignorent pas. Quand l’Égypte et les Émirats jouent les médiateurs, comment attendre des masses égyptiennes qu’elles s’excusent de ne pas être au premier rang ? C’est une crise phénoménale.
La valeur de la révolution palestinienne tient dans son rôle de levier de la révolution arabe. C’est son levier historique, mais il ne joue plus ce rôle pour plusieurs raisons. Les dirigeants palestiniens doivent expliquer cet abandon.
Je vois le Qatar, hôte de la plus grande base américaine, comme un médiateur. Médiateur entre qui et qui ? Je vois l’Égypte, 120 millions d’habitants, comme médiateur : même question. Al-Azhar n’est pas une agence touristique ; c’est une institution civilisatrice qui incarne les valeurs de cette nation. Où sont les 80 millions d’Égyptiens qui en font leur autorité morale ? Qui assume leur inaction ? Al-Azhar. Ses prières ne seront acceptées que si elles se tiennent au passage de Rafah. Aucun croyant n’a de chemin vers le paradis tant que les enfants de Palestine en ont bloqué la route. Qui veut entrer au paradis doit passer par Gaza ; sinon, il n’y a pas de paradis pour lui.
Al-Azhar, les cheikhs de Palestine et les chefs des mouvances islamiques savent tout cela. À eux de décider si l’Égypte est médiatrice ou complice de ce génocide. Ils savent aussi si l’Arabie saoudite et Mohammed ben Abdallah jouent leur rôle. La Kaaba n’est pas un simple vestige ; elle incarne tout ce que cette nation a de sacré. Où est-elle dans tout ça ?
Palestine Chronicle : Partagez-vous l’avis de ceux qui jugent le peuple arabe impuissant, gouverné par des dictateurs et des agents de l’entité israélienne ?
Georges Abdallah : C’est totalement inacceptable. Les régimes arabes ne sont pas des agents ; ils participent directement à ce génocide ; c’est indiscutable. Toutefois, il est faux de dire qu’aucun Égyptien n’a été tué dans la rue pour avoir manifesté : ils n’ont simplement pas manifesté. Où sont ces Greta venus de Suède brandir un verre d’eau en solidarité avec Gaza ? Où est Rima Al Hassan, venue de Belgique avec un verre de lait ? Où sont les marins égyptiens ? Des militants sont arrivés en bateau, à peine apte à transporter du poisson ; les marins égyptiens ont regardé ça comme des « singes ». Où est la révolution palestinienne ?
La trahison est partout dans le monde arabe : une manifestation au Yémen ou ailleurs ne suffit pas. Où est la Jordanie ? Où sont les 60 % d’habitants d’Amman d’origine palestinienne ? Tout cela relève de la crise du projet national, car ces forces sont responsables de l’action nationale. L’action palestinienne doit élever la Palestine comme levier révolutionnaire pour la nation arabe ou servir à protéger ces régimes.
Palestine Chronicle : Après les atrocités de Gaza, beaucoup ont cessé de croire en la résistance. Que leur répondez-vous ?
Georges Abdallah : Je ne vois pas ces gens. Je vois des parents à Gaza, leurs enfants tremblants, réduits à des squelettes, et ils lèvent encore le drapeau rouge, jamais le drapeau blanc. Gaza n’a pas capitulé, contrairement à Dresde. Trois fois plus de bombes qu’à Hiroshima : 17 000 tonnes d’explosifs contre 5 000 tonnes à Dresde. Malgré cela, Gaza ne s’est pas rendue.
Aujourd’hui, aucune ville européenne ne manque de brandir le keffieh palestinien, symbole de liberté. La révolution palestinienne n’a jamais été aussi visible sur la scène mondiale qu’en ce moment. Le problème reste notre projet national et notre direction. Des millions de personnes dans le monde soutiennent Gaza. Nos dirigeants la soutiennent-ils vraiment ? Quand 30 à 35 % des jeunes juifs américains arborent le keffieh et déclarent l’entité sioniste ennemie des Juifs et de la Palestine, que signifie cela ? Le compte à rebours de l’existence d’Israël a commencé. Où sont nos dirigeants ? Ils ne doivent pas seulement être des martyrs ou des réfugiés au Qatar ; ils doivent canaliser cette énergie populaire. Ce n’est pas le cas, car cela fait partie de la crise que nous avons évoquée.
N’oublions pas que plus de 50 % des prisonniers palestiniens en Israël sont membres de Fatah, lui-même responsable des accords d’Oslo et de la crise du projet national. Pourtant, Fatah reste la « mère des martyrs », la « mère de la révolution », la « mère des prisonniers ». Tel est le paradoxe du projet national : comment expliquer qu’une majorité de membres de Fatah soit en captivité alors que 60 000 combattants sont au service de l’Autorité ? Les dirigeants de Fatah doivent répondre.
Les forces qui mènent la lutte palestinienne partout doivent répondre et expliquer aussi le sort des camps : sans camps, il n’y a pas de peuple palestinien. Camps : identité palestinienne. Où en sont Sabra et Chatila ? Quelle proportion de Palestiniens y vit encore ? Quel avenir pour eux ? Les responsables doivent rendre compte : ces lieux sont semi-libérés en principe, non repaires de chaos sécuritaire. Ils portent toutes les marques de la libération de la Palestine ; ils ne sont pas des foyers de prostitution ou de trafic de drogue. Qui assume la responsabilité des camps ? Encore une fois, c’est la crise du projet national.
Palestine Chronicle : Quel sera le paysage en Palestine après le génocide de Gaza ?
Georges Abdallah : Le génocide à Gaza ne réussira pas. Gaza et la Cisjordanie triompheront tandis qu’Israël vit le dernier chapitre de son existence ; ce n’est pas du baratin poétique.
Palestine Chronicle : Vous répétez cela dans plusieurs interviews.
Georges Abdallah : Je ne suis pas seul. Il faut comprendre qu’Israël n’a jamais connu ce qu’il traverse aujourd’hui ; c’est pourquoi il usagera de toute sa barbarie inexploitée contre nos masses dans les jours, semaines et mois à venir. Que feront alors les dirigeants du projet national ? Comment ceux qui ont planifié « Al Aqsa Flood » y feront-ils face ? Voilà les questions que chaque faction doit élucider.
Quand un leader comme Yehya Sinwar tombe en martyr et non en exil au Qatar, sa résistance est vouée à triompher. Notre résistance triomphera grâce à des personnalités comme Sinwar et Haniyeh, qui n’ont ni fui ni cherché la « paix ». Ces leaders et leur résistance sont invincibles ; notre peuple le sait et ne brandira pas le drapeau blanc, ni à Gaza ni ailleurs. Dès lors, la responsabilité des dirigeants actuels est immense pour trouver des solutions à la crise nationale. Ces solutions finiront par émerger, malgré le retard regrettable au regard du coût humain gigantesque.
Résoudre le dilemme gauche-islamique
Palestine Chronicle : Ce génocide à Gaza pourrait-il déclencher une révolution mondiale ?
Georges Abdallah : C’est inéluctable, aujourd’hui ou demain. La plus grande responsabilité repose sur les leaders de la révolution : ils doivent anticiper la prochaine étape, pas moi.
Palestine Chronicle : Comment jugez-vous les révolutions islamiques dans le monde arabe ? Votre approche semble différente de celle de nombreux gauchistes : vous vous placez plutôt dans une perspective opérationnelle qu’idéologique ; est-ce exact ?
Georges Abdallah : Nous ne sommes pas dans une compétition idéologique ; notre nation est composée majoritairement de musulmans. Ce n’est pas un choix idéologique. Ces gens résistent avec ce qu’ils ont à disposition : le Coran, une analyse scientifique ou un missile. Il revient aux responsables de la lutte de déterminer ce dont dispose la masse arabe.
Quand l’Égypte joue les médiateurs et le Qatar accueille la plus grande base américaine, quel message adresse-t-on à la masse arabe ? Compter sur la coordination des renseignements égyptiens, qataris et américains pour sortir de l’impasse du projet national ? J’en doute. Toutes ces manœuvres contribuent à l’impasse, y compris l’inaction des masses arabes.
Palestine Chronicle : Pensez-vous qu’il puisse y avoir un point de rencontre entre la gauche et les révolutions islamiques actuelles ?
Georges Abdallah : Tous les mouvements de libération ont forgé un projet national réunissant tous les acteurs de la société. Là où une révolution triomphe, c’est grâce à l’unité nationale ; pas l’unité entre deux personnes, mais l’unité de tout le bloc populaire porteur d’un projet commun.
Prenons Al-Azhar : je ne le conçois pas à travers le prisme idéologique marxiste-islamique, mais à travers sa fonction objective dans le mouvement de notre peuple. Même chose pour La Mecque : je ne l’appréhende pas idéologiquement, mais pour son importance auprès des musulmans. Qu’ont fait les responsables du projet national avec leur « qibla » pour inciter les masses du monde à se mobiliser pour la Palestine ? Je ne dis pas cela parce que je suis communiste ou croyant ; je le dis en tant qu’observateur du conflit : c’est tout simplement inconcevable.
Liban : Résister ou « regarder »
Palestine Chronicle : Abordons la situation au Liban, sans slogans : comment la voyez-vous ?
Georges Abdallah : La situation est délicate, mais aussi porteuse d’espoir. La résistance a sacrifié les meilleurs de ses dirigeants en martyrs.
Palestine Chronicle : Mais le pays est profondément divisé.
Georges Abdallah : Ce qui se passe au Liban ressemble à tout autre mouvement de résistance : vous y trouverez des héros prêts à se sacrifier pour leur patrie et des lâches qui « regardent ». Nulle part dans le monde la résistance ne bénéficie du soutien total de la population. L’appartenance confessionnelle complique le tableau, mais demandons-nous : qui défend l’identité et la dignité du Liban ? La résistance. Il y a une occupation ; la résistance en est la réponse première. Hors de la résistance, il n’existe pas de solution à caractère national.
On peut dire ce qu’on veut : « la résistance doit représenter tous les Libanais », etc. Pour avoir le droit de parler, il faut être du côté de la résistance, pas de l’occupation. Qui soutient l’ennemi n’a aucun droit d’existence.
Palestine Chronicle : Que faire de ces gens ?
Georges Abdallah : C’est aux résistants et à leurs masses de déterminer comment isoler les forces collaborant avec l’ennemi et s’ouvrir aux masses de ces forces. Je n’ai pas passé ma vie en captivité, ni le martyr qui a donné sa vie, pour finir étiqueté comme quelqu’un ne défendant pas la souveraineté du pays. Qui défend la patrie incarne sa souveraineté, pas ceux qui veulent accueillir Israël.
Palestine Chronicle : Quel est le rapport entre armée et résistance ?
Georges Abdallah : Le devoir de tout combattant est de construire une armée nationale forte afin de supprimer la nécessité de toute résistance. Tel est notre objectif : un soldat bien payé (pas 20 dollars par mois), capable de subvenir à sa famille et de défendre le pays.
La direction de la résistance doit élargir son offre à tous pour bâtir un État national isolant ceux qui refusent d’assumer leur devoir de souveraineté. Un État où nous vivons tous en sécurité ; sinon, nous perdrons tous, aucun camp ne triomphera.
Palestine Chronicle : Jusqu’à la création de cette armée, la résistance doit-elle perdurer ?
Georges Abdallah : Certainement. Que ferais-je d’autre ? Affronter Israël avec une déclaration ? Non : il nous faut une armée capable de considérer Israël comme ennemi.
Nos soldats sont honorables et non membres d’une mafia. Ils sont originaires de tout le Liban, mais ils doivent être bien formés et équipés. On nous dit que les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne sont nos amis : qu’ils fournissent donc des armes à notre armée ! Mais nous dire ensuite de remettre nos armes et de reconnaître Israël, sinon… absurde ! Je continuerai à résister par tous les moyens. La résistance n’aurait jamais dû recevoir l’envoyé américain : nous devons décider ensemble comment résister, pas comment nous soumettre.
On veut que le Liban abandonne son identité arabe, surtout la question palestinienne, pour « vivre en paix » avec l’ennemi sioniste. Il n’y aura pas de coexistence : pas aujourd’hui, ni demain, ni après-demain. Ceux qui normalisent seront combattus ; qu’il s’agisse d’un individu, d’un parti ou d’une communauté, la résistance s’y opposera. Qui veut jouer, qu’il joue, mais la normalisation n’aura pas lieu : notre peuple est un peuple de résistance.
Si vous trouvez qu’elle a des défauts, construisez-moi une meilleure résistance. Mais ne me dites pas qu’il faut soumettre au soldat israélien : je le combattrai, lui et vous. C’est aussi simple que cela, malgré la complexité libanaise.
Nous avons un modèle sous les yeux à Damas, où l’on frappe la résistance, l’État et la société pour transformer le Liban en milices confessionnelles, en attendant qu’Amérique et Israël protègent chaque secte de l’autre. Ce qui se propose pour le Liban est le même scénario qu’en Syrie : nous nous y opposerons.
Ceux qui veulent une meilleure résistance qu’ils s’y attellent. Quant à ceux qui prônent la soumission à Israël pour « sauver la souveraineté », je leur dis : ici personne n’acceptera une alliance avec cette entité, pas après des millions de martyrs.
Palestine Chronicle : Enfin, craignez-vous pour votre vie ?
Georges Abdallah : Non, je ne crains rien. Georges Abdallah est un citoyen ordinaire comme les autres ; je ne suis pas particulièrement courageux, d’ailleurs.
Palestine Chronicle : Comment occupez-vous votre temps aujourd’hui ?
Georges Abdallah : Comme vous le voyez, entre interviews et accueil d’amis. Je compte bientôt visiter les camps, voir mes camarades et m’enquérir de nos gens.